• Verdi aura été vraiment l'artiste de son temps. En effet, n'étant ni philosophe, ni penseur, ni littérateur, ni constructeur de théories et de systèmes, il était tout simplement un artiste et un homme de théâtre qui puisait ses inspirations dans le fond de son cœur et s'en servait en vue de l'impression qu'elles auraient dû produire. C'est pourquoi il demandait à ses librettistes des situations et des paroles scéniques dont il trouvait du premier coup l'expression musicale.

    Non seulement Verdi était un artiste mais il était aussi l'artiste de son temps. On sait quelle était la condition du drame lyrique italien dans la première moitié du XIXème siècle: une structure fixe dont le principe consiste à faire alterner des récitatifs, des airs, des duos, des trios, des quatuors, des ensembles; des rythmes clairs et carrés, un orchestre se bornant presque toujours à l'accompagnement des voix. Cette forme conventionnelle a d'ailleurs engendré quelques uns des plus grands chefs d'œuvre de l'art lyrique avec Rossini, Bellini, Donizetti, Pacini et, dans une moindre mesure, Mercadante. C'est peut-être pour cette raison que personne ne songeait alors à changer la convention établie et Verdi lui-même y restera fidèle presque jusqu'à la fin de sa carrière, Otello et Falstaff se démarquant totalement du reste de son œuvre! Cependant, il est évident que Verdi, dès Nabucco, apporte quelque chose de neuf dans le drame lyrique: sans en détruire la structure, il la transforme et, surtout la rend malléable ce qui lui permettra plus tard d'autres transformations de plus grande envergure! Ainsi, quand il compose des airs, il sait se dégager de la coupe traditionnelle, du nombre habituel de mesures, des longs développements, pour adapter la cantilène à la situation dramatique, allant jusqu'à l'interrompre si l'action l'exige. Il rend les récitatifs plus robustes et expressifs; il sait manier l'effet dramatique, saisir et frapper ses auditeurs musicalement et théâtralement, bref, les émouvoir. Qui plus est, cette émotion, que d'aucuns considèrent comme superficielle, elle est exprimée par des moyens simples, voire simplistes dont le but est de reproduire la situation scénique, de sculpter de façon sommaire (parfois caricaturale!) des personnages et de donner une dynamique à leurs passions.

    La musique de Verdi est rapide, serrée, vigoureuse, pleine de mouvement et de vie; elle ne s'attarde pas, surtout dans les premières œuvres, sur des détails minutieux, elle traduit les sentiments dans leur expression la plus apparente, la plus frappante et souvent aussi la plus âpre. A cet égard, Verdi a été et est encore parfois taxé de violence et de brutalité: c'est vrai quelquefois mais ne pas l'accepter, c'est oublier aussi qu'il était d'un naturel énergique et chaleureux et qu'en artiste sincère (davantage que ses contemporains européens en général et germaniques en particulier!), il s'exprimait selon sa nature. D'ailleurs, les sujets choisis exigeaient toujours une musique chaude et entraînante: par exemple Attila réclamait une expression musicale très violente. Mais attention! Il ne faudrait pas pour autant en déduire que la musique de Verdi n'est que violence et passion exacerbée: dès ses premières œuvres, on peut voir qu'il alterne avec bonheur des pages tumultueuses avec d'autres pleine de douceur et de mélancolie. En fait, l'art de Verdi est un art rude et impétueux mais c'est un art sain et spontané. C'est d'ailleurs l'analyse qu'en faisait Bizet: " Quand un tempérament passionné, violent, brutal même, quand un Verdi dote l'art d'une œuvre vivante et forte, pétrie d'or, de boue, de fiel et de sang, n'allons pas lui dire froidement:" Mais, cher Monsieur, cela manque de goût, cela n'est pas distingué! Est-ce que Michel-Ange, Homère, Dante, Shakespeare, Beethoven, Cervantès et Rabelais sont distingués? Nous faut-il donc du génie accommodé à la poudre de riz et à la pâte d'amandes douces?""

    Une autre caractéristique de la musique de Verdi, c'est qu'elle est exempte de longueurs. C'est une musique concise car Verdi possédait un sens très vif de la mesure dont témoigne d'ailleurs la brièveté habituelle des actes de ses opéras.

    Quant à sa mélodie, elle est scultoria c'est à dire qu'elle saisit et fixe un moment de l'action dramatique ou un sentiment des personnages avec une netteté et une puissance d'expression très grandes. Elle est ensuite, la plupart du temps, ascendante en se développant vers l'aigu (parfois le suraigu), ce qui prouve la nécessité d'une voix ample et d'une grande force de respiration. Mélodique de nature, la musique de Verdi le restera toujours quand bien même elle se délivrera d'une certaine rigidité conventionnelle allant jusqu'à devenir parfois polyphonique.

    Autre intérêt particulier de l'œuvre verdienne: l'usage des chœurs. Certes, ceux-ci avaient déjà considérablement gagné du terrain avec Rossini, Bellini et Donizetti (pour ne citer qu'eux!) par rapport au XVIIIème siècle, mais leur statut va considérablement évoluer avec Verdi: ils ne se bornent plus au simple rôle d'un remplissage superflu, au commencement et à la fin de chaque acte; au contraire, ils visent bien plus haut, ils saisissent l'attention et l'intérêt des auditeurs-spectateurs; ils expriment quelque chose de l'âme de la foule. Les célèbres chœurs de Nabucco et de I Lombardi nous le montrent bien: non seulement ils remuent l'esprit patriotique des italiens mais ils traduisent avec beaucoup d'intensité les aspirations et les sentiments des Hébreux captifs et des Croisés. Par la suite, les chœurs s'identifieront et fusionneront intimement avec l'action comme dans La Traviata, Aïda, Otello et Falstaff.

    Enfin, il convient pour terminer de dire quelques mots de l'orchestration verdienne. Elle a été graduellement élevée et sans cesse perfectionnée par le compositeur qui maîtrisait à la perfection la technique instrumentale et en connaissait toutes les ressources. Peu à peu, l'abus des cuivres et de la grosse caisse (dont il n'y a pas moins de 226 coups dans la seule ouverture de Nabucco!), les unissons découverts des clarinettes et des hautbois, l'homophonie des instruments à archet,… tout cela va peu à peu céder la place à la fusion des instruments, au mélange des couleurs, à des effets nouveaux et saisissants tels que l'entrée du cor dans le prélude de l'acte 3 de La Traviata, l'usage des trombones basses dans le Miserere d'Il Trovatore, celui de la harpe dans La Forza del destino ou Falstaff ou tout simplement tous les effets qu'atteignent les instruments à l'acte 3 d'Aïda.

    Il ne faut pas oublier que l'élément symphonique n'a jamais été prépondérant dans le drame lyrique italien et qu'en cela aussi, Verdi a toujours voulu demeurer italien. C'est pour cette même raison qu'il a donné la prééminence au chant et aux voix, et non pas, comme on l'entend encore parfois aujourd'hui, par manque de science musicale, les études de Verdi avec son professeur, Vincenzo Lavigna (répétiteur à la Scala et ami de Rossini), n'ayant été ni restreintes ni superficielles!

                                                                                                           Jérôme Royer


    votre commentaire
  • La voix verdienne

    Définir ce qu'est la voix verdienne n'est pas chose aisée tant Verdi a considérablement fait évoluer le chant romantique du XIXème siècle. D'ailleurs, à l'intérieur même de son œuvre, les évolutions se font sentir de façon très nette.

    Quand Verdi crée Oberto en 1839, le chant italien est incontestablement dominé par Donizetti. En effet, en 1838 ce dernier avait obtenu un succès retentissant avec Roberto Devereux, ouvrage de pur bel canto dans lequel il s'était assuré la participation de l'une des plus illustres divas de l'époque, Giuseppina Ronzi de Begnis dans le rôle d'Elisabeth I, reine d'Angleterre.

    Pour bien comprendre le contexte dans lequel arrive Verdi, il convient de préciser ou de rappeler que bel canto n'est pas synonyme de "belle voix" mais qu'il désigne avant tout un chant dont Rossini, Bellini, Donizetti, Pacini et Mercadante sont les maîtres absolus. La caractéristique principale de ce chant est d'allier la virtuosité et la vaillance avec l'expression dramatique. En cela, nos compositeurs faisaient faire au chant un bond immense par rapport au bel canto baroque de Haendel ou de Vivaldi (pour ne citer que ces deux là!) qui réduisaient la virtuosité à de la brillance décorative. Mais Verdi va donner une autre impulsion au chant italien. Certes, il a entendu la plupart des œuvres de ses prédécesseurs mais c'est avec Donizetti qu'il doit compter le plus. L'année de la création d'Oberto, Donizetti a déjà composé plus de soixante opéras et il lui en reste environ dix à créer (parmi les plus beaux!). Au début, Verdi applique consciencieusement les règles du moment, mais avec Nabucco, il va se montrer particulièrement novateur notamment en termes de tessiture et d'écriture vocale! Le principal rôle féminin, Abigaille, est un grand soprano dramatique coloratura: sa tessiture est à peu près la même que celle de Norma mais la grande différence d'avec le rôle bellinien, c'est que Verdi exige une autorité vocale absolue, une projection hallucinante du timbre et une vaillance à toute épreuve dans les passages di forza. Ce rôle est considéré encore aujourd'hui comme l'un des plus assassins pour la voix. D'ailleurs la créatrice du rôle, Giuseppina Strepponi, y a perdu la sienne! Toujours est-il qu'une nouvelle manière de chanter vient de naître et qu'elle va influencer toute la deuxième moitié du XIXème siècle et permettre à un Puccini d'être à la base de ce qu'on appellera le vérisme!

    En fait Verdi sera toujours à la charnière de deux temps, de deux styles, de deux chants différents: en situation permanente d'équilibre entre deux époques de l'histoire lyrique, il saura concilier, par fidélité, certaines lois traditionnelles et son besoin d'innover! L'innovation, elle commence dans le choix des livrets qu'il veut dramatiques à l'action violente, aux personnages complexes et aux situations tragiques et qu'il peut caractériser vocalement de façon adéquate. En bouleversant ainsi les critères du théâtre, Verdi va être amené progressivement à "inventer" de nouvelles voix et ce, dans toutes les catégories vocales! Autant dire tout de suite qu'il n'ira pas aussi loin qu'un Wagner qui, à force de révolutionner les tessitures, aboutira à un chant inhumain comme celui de Brünnhilde par exemple.

    Quelles sont donc les exigences de Verdi en matière de chant? Avant tout la maîtrise technique et stylistique du bel canto romantique à savoir le mélange des registres, le contrôle absolu du legato, le sens de l'inflexion, l'art des nuances, la virtuosité (largement présente encore dans Les Vêpres siciliennes!). Mais cela ne suffit pas pour rendre justice à l'écriture verdienne: d'autres critères sont nécessaires pour respecter ce qu'on appellera par la suite le chant di slancio: des tempos ralentis jusque dans les cabalettes demandant à l'interprète de projeter le son de façon percutante, de nombreuses indications d'effets provoquant de rapides changements de dynamique, un recours fréquent aux extrémités de la tessiture et enfin une solide capacité pulmonaire afin de rendre justice aux passages les plus ardents!

    Parallèlement à ces exigences techniques, Verdi en a d'autres beaucoup plus stylistiques: en effet, il veut fusionner le chant avec l'action dramatique et pour cela, il va demander à ses chanteurs une nouvelle émission vocale, la "voix sombrée", et une articulation plus agressive.

    Cette alliance de l'ancien et du moderne va durer jusqu'en 1857, date de la création de Simon Boccanegra, opéra à partir duquel Verdi va s'affranchir de plus en plus des règles du bel canto pour définir son propre style qui aboutira avec Falstaff en 1893. Le grand soprano Verdi est désormais établi avec son accent autoritaire et vaillant, son timbre large et consistant, son aigu éclatant et sûr, son grave ouvert et franc, caractéristiques qui seront aussi celles du ténor et du baryton. En effet, Amelia (Un Ballo in Maschera) a peu de choses à voir avec Gilda (Rigoletto); il en est de même pour Radamès (Aïda) et Alfredo (La Traviata), pour Rodrigo (Don Carlo) et Nabucco (rôle-titre).

    D'œuvre en œuvre, au fur et à mesure qu'il est confronté à des textes plus littéraires, Verdi compose un chant de plus en plus dépouillé pour atteindre l'essentiel alors que parallèlement son orchestration sera de plus en plus fouillée. L'apothéose sera atteinte avec Falstaff qui fait exploser définitivement les canons de la tradition en supprimant définitivement la notion de morceau fermé! La voie est ouverte à Puccini et à ses successeurs!

    Nos plus grandes voix verdiennes:

    Elles appartiennent essentiellement à nos souvenirs, à nos enregistrements car, à l'heure actuelle, il semble bien difficile de trouver les voix adéquates pour chanter le répertoire verdien! Dans la liste ci-dessous ne figurent pas certains noms illustres tels que ceux de Maria Callas, Luciano Pavarotti et même Placido Domingo.

    Maria Callas n'est pas à proprement parler une vraie grande voix verdienne même si certains rôles lui allaient comme un gant, mais elle s'est illustrée et a enregistré à une époque où sa voix commençait à l'abandonner un grand nombre de témoignages verdiens très discutables tels que Rigoletto et surtout: Un Ballo in Maschera, La Forza del destino et Aïda, les opéras qui exigent justement le format du grand soprano Verdi.

    Il en est de même pour Luciano Pavarotti qui est un merveilleux Duc de Mantoue dans Rigoletto (et encore! En 1971!!) mais qui a tendance à confondre Radamès (Aïda) avec Tonio (La Fille du régiment de Donizetti).

    Quant à Placido Domingo, bien qu'il ait pratiquement abordé tout Verdi, ce qui le dessert c'est sa tendance à tout chanter de la même manière et une certaine crispation dans l'aigu!

     

    • Leontyne Price (soprano) dont la voix est d'une lumineuse beauté, surtout dans les années 1960, a beaucoup chanté et enregistré Verdi notamment Ernani, Il Trovatore, Un Ballo in Maschera, La forza del destino. Son plus grand rôle verdien restera à tout jamais Aïda (rôle-titre).

    • Fiorenza Cossotto (mezzo soprano) aux moyens vocaux très impressionnants, a marqué le chant verdien du XXème siècle avec son Azucena (Il Trovatore) et son Amnéris (Aïda).

    • Dolora Zajick (mezzo soprano) suit les pas de Cossotto tant en termes de moyens vocaux qu'en termes d'emplois!

    • Carlo Bergonzi et Franco Corelli (ténors): avec des moyens radicalement différents, ils représentent tous deux ce qu'est le ténor verdien: à Bergonzi, l'élégance, la ligne de chant suprêmement châtiée, le style; à Corelli, la beauté incandescente de la voix, l'ardeur de la projection, la vaillance de l'aigu et du suraigu (au contre-ré), l'art des nuances! Depuis, on n'a pas fait mieux! Les grands rôles verdiens de Bergonzi sont Alfredo (La Traviata) et Riccardo (Un Ballo in Maschera) et ceux de Corelli sont Alvaro (La Forza del destino), Radamès (Aïda) et Don Carlo (rôle-titre)

    • Ettore Bastianini et Sherrill Milnes (barytons) reproduisent un peu le même schéma que les ténors cités ci-dessus: Bastianini a une voix de bronze superbement homogène sur toute la tessiture. Seul l'aigu lui fait parfois défaut ce qui n'est nullement le cas du baryton américain Sherrill Milnes qui étale avec insolence ses trois octaves et qui joue de son suraigu à la moindre occasion. Tous deux ont servi Verdi avec un rare bonheur, les plus grands rôles de Bastianini étant Il Conte di Luna (Il Trovatore), Carlo (La Forza del destino) et ceux de Milnes étant Rigoletto (rôle-titre), Monforte (I Vespri Siciliani) et Carlo (La Forza del destino).

    • Cesare Siepi( basse noble) qui a chanté et enregistré à peu près tous les emplois verdiens et dont les plus grands rôles resteront Zaccaria (Nabucco) et Philippe II (Don Carlo).

                                                                                                                   Jérôme Royer


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique